samedi 25 janvier 2014

DOCUMENT : LETTRE-CIRCULAIRE DE J.-AURÉLIEN COULANGES A GASTON PICARD (FIN 1912)

D'un petit lot de lettres adressées à Gaston Picard, par divers directeurs ou rédacteurs en chef de revues, j'extrais aujourd'hui un intéressant document. L'essor des revues, dans la fin du siècle avant-dernier, et leur anarchique explosion dans les premières années du suivant, ont accompagné le développement d'un genre nouveau : l'enquête littéraire. Depuis la célèbre enquête sur "l'évolution littéraire" menée par Jules Huret, alors journaliste à l’Écho de Paris, elles n'ont eu de cesse de proliférer. Les quotidiens s'en sont naturellement emparé et ont donné à quelques-unes d'entre elles une visibilité non négligeable, jouant sur une publication quasi-feuilletonnesque des réponses ; mais les petites revues ne furent pas en reste. Elles sont nombreuses, celles qui accordèrent place, dans leurs sommaires, à des enquêtes. Il pourrait être amusant, autant qu'édifiant, d'en faire une bibliographie. Je ne le tenterai pas, mais pour aider le farfelu bibliographe qui déciderait de s'y coller, je veux donner une liste des enquêtes parues dans les titres déjà mis en ligne ici.
Voilà une liste condamnée à s'étirer. Et pas plus tard que maintenant. En effet, la lettre-circulaire, que je reproduis ci-dessous, contient justement le libellé et le questionnaire d'une enquête. Il s'agit du document que le directeur des Marches de Provence, J.-Aurélien Coulanges, adressa aux personnalités littéraires dont il lui importait d'obtenir l'opinion. L'enquête porte sur "l'esprit & la fantaisie". Les poètes fantaisistes sont alors à la mode. Michel Décaudin rappelle dans son anthologie, Les poètes fantaisistes (à laquelle nous empruntons les informations qui suivent), parue chez Seghers en 1982, que le qualificatif est apparu d'abord sous la plume de Tristan Derème au détour de la "lettre de France" qu'il donne à la revue londonienne Rhythm en août 1912, et dans laquelle il démêle les différentes tendances de la jeune poésie, distinguant "fantaisistes (MM. Carco, Pellerin, Léon Vérane, etc.)" et "indépendants (MM. Frêne, Puy, Deubel, Salmon, Mandin, Spire, etc.)". Le mot fait immédiatement fortune. Carco consacre un article aux "Indépendants et Fantaisistes" dans le premier numéro du Cahier des Poètes (novembre 1912) ; Alphonse Séché constate, dans La Grande Revue du 10 novembre, que la fantaisie est "la morale du jour, la tournure d'esprit à la mode" ; Les Marches de Provence dédie une livraison entière aux poètes fantaisistes et y publie son enquête sur "l'esprit & la fantaisie" ; en mai 1913, c'est au tour des Facettes de Léon Vérane ; puis de Vers et Prose, en octobre-novembre. Indépendants et Fantaisistes, souvent, se confondent. Ce qui définit la nouvelle école ? Le souci de laisser libre court à l'imagination dans le respect des cadres traditionnels de la poésie française. Selon cette stricte définition, Apollinaire et Max Jacob ne peuvent être comptés véritablement parmi les fantaisistes. Ils furent bien plutôt des indépendants.

Mais revenons à notre document du jour. L'exemplaire en a été retrouvé dans les papiers de Gaston Picard. Le voici désormais sur le blog :
Celui qui fut bientôt surnommé "le prince des enquêteurs", ne pouvait naturellement que répondre. En attendant de livrer le détail de quelques numéros des Marches de Provence aux visiteurs, voici déjà l'opinion de Gaston Picard, hyperactif meneur et collaborateur de revues :
Ce n'est point une enquête, mais un interview.

Je suis dans la situation de ce monsieur qui venait d'assassiner sa mère, et auquel un reporter demandait : - Aimez-vous les sports ?, donnez-moi une définition du "footing". -

Qu'est-ce que l'esprit ? une qualité éminemment française. Mais tous les français ne sont pas nécessairement des gens d'esprit. Il y a beaucoup d'imbéciles en France. Encore que les imbéciles soient peut-être les véritables gens d'esprit ?

La fantaisie ? mais l'expression essentielle de l'esprit. Ce mot peut prêter - comme tous les mots - à bien des définitions. On peut être un fantaisiste, et n'avoir pas d'esprit.

Ce satyre qui tenta de dévorer la cuisse de sa victime, c'était un fantaisiste du crime. Il était cependant dépourvu d'esprit.

Donc une délimitation entre la fantaisie, d'une part et l'esprit de l'autre ; si elle ne s'impose pas généralement, quelque fois existe.

Que je nomme des gens d'esprit ? Ce sera faire de la peine à tous ceux qui s'en croient pourvus, car il y a des gens convaincus qu'ils ont de l'esprit. J'ai connu un critique qui disait : "Moi je suis rosse" - Le pauvre garçon !

Je nommerai donc, en tant que poètes fantaisistes, Adoré Floupette, Makoko Kangourou, la Négresse Blonde, franchement fantaisistes, et parmi ceux qui allient une fantaisie souriante mais émue, à leurs vers, Francis Carco, Jean-Marc Bernard, Marcel Ormoy.

Et dans les prosateurs ? G. de Pawlowski, Willy, Henri Duvernois, André Billy et Jean de l'Escritoire ; Paul Reboux et Charles Müller dans "A la manière de..." ; Erik-Satie, un fantaisiste admirable ; Georges Courteline ; Paul-Adrien Schayé, qui a écrit cette délicieuse petite chose "Gribiche", Georges Martin, et d'autres... d'autres...

Sans doute, notre esprit et notre fantaisie sont restés purement français, Marc Twain est bien amusant. Mais il nous amuse sans nous influencer.

Et puis, il y a tous les fantaisistes, tous les gens d'esprit, qu'on ne connaît pas, qui s'ignorent complètement eux-mêmes, tout ce monde dont un Huard, un Abel Faivre, ont si justement rendu le profond le douloureux comique.
GASTON PICARD

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